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A Arles, deux éditeurs ouvrent une école qui ne harcèle pas les enfants

L'école n’a pas su comprendre le fils de Françoise Nyssen et de Jean-Paul Capitani, directeurs de la maison Actes Sud. Ils ont créé la leur. Reportage.

 

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A un petit garçon emmitouflé qui passe, on demande son chemin. Le voici qui montre une porte et disparaît avec le cri de la victoire: «C’est par là. Youhou !» Cette scène un peu surréaliste à l’heure d’entrer en classe s’est déroulée le 1er décembre, sur le parvis d’une école toute neuve qui a ouvert en septembre dans les vieux murs pleins de charme des Editions Actes Sud, au centre de la ville d’Arles.

 

Ecole du Domaine du Possible: insolite, le nom s’affiche en lettres rouges sur une bannière de tissu blanc. L’événement fait beaucoup parler. En ville, chacun y va de son commentaire sur «l’école Steiner d’Actes Sud». Reprendre une pédagogie vieille de cent ans pour l’inscrire dans les problématiques contemporaines et la ligne éditoriale de la maison: c’est le projet conçu par Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani, le couple à la tête d’Actes Sud.

 

Parmi les essayistes influents ici publiés, il y a Pierre Rabhi, agriculteur qui plaide depuis trente ans pour davantage de sobriété dans la manière occidentale de vivre et de consommer (1). La légende amérindienne du colibri, qu’il a beaucoup racontée, résume sa pensée. Un jour, un immense feu ravage la forêt. Tandis que tout le monde observe le désastre sans rien faire, un colibri prend de l’eau dans son bec pour la verser sur les flammes. «Eh colibri, tu crois peut-être que tu vas éteindre le feu avec ton bec minuscule ?», lui lance un tatou, méchamment. «Non. Mais je fais ma part», répond l’oiseau. Domaine du Possible. L’école a pris le nom d’une collection d’Actes Sud qui rassemble des livres et des idées au service d’un certain progrès humain.

 

Cyril Dion vient d’y publier «Demain» pour accompagner la sortie du long-métrage qu’il a réalisé avec Mélanie Laurent: tous deux sont allés filmer dans le monde les utopies réalistes et les inventeurs d’une autre agriculture, d’une autre économie, d’une autre éducation justement. Il y a deux ans, c’était l’essai du philosophe Edgar Morin, «Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation». Aujourd’hui, l’école accueille une trentaine d’enfants âgés de 8 à 14 ans. D’ici à quelques années, dans le rêve le plus fou des deux fondateurs, ils seront deux cent cinquante, du primaire jusqu’au bac, avec un internat pour les lycéens.

 

Conçu par l’architecte Patrick Bouchain, essayiste maison lui aussi, arpenteur inspiré des friches industrielles (les usines LU de Nantes devenues un centre d’art, c’est lui), la future école pousse sur la dernière steppe de France – un vaste chantier s’étend sur le domaine de la Volpelière, 120 hectares entre la plaine de la Crau et la Camargue. En attendant, c’est dans la chapelle Saint-Martin du Méjan que la première rentrée s’est déroulée, ici même où s’ouvrent à chaque printemps les Rencontres de la Photographie d’Arles et où l’assistante scolaire, ce matin, debout près de la porte d’entrée, est en train d’accueillir chaque écolier en l’appelant par son prénom, d’une poignée de main chaleureuse et presque partenariale. C’est la cavalcade dans les vieux escaliers.

 

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En haut, sous la nef, deux salles de classe en bois sont comme posées sur le sol, l'une pour les "grands", l'autre pour les "moyens". Un tableau noir, pas de bureau, une table pour tous en U. Les cours ne sont pas organisés en heures mais en "périodes", selon le principe de l'immersion.

 

Ces jours-ci, c'est les maths. Pas besoin de permission pour se lever et aller au tableau expliquer aux autres avec une craie son raisonnement. Pas de notes non plus, mais des pictogrammes toujours encourageants. Le matin sera académique avec les nombres premiers, et le midi familial. Chacun met la table et débarrasse à tour de rôle. Un départ en minibus est prévu en début d’après-midi pour une partie de campagne, une initiation à la permaculture ou un dialogue avec les chevaux, c’est selon. Et puis on reviendra pour le goûter et deux heures de devoirs qui ne disent pas leur nom – on parle de «préparations». La journée se termine à 18 heures mais les enfants disent qu’«ici les journées passent très vite». C’est la magie d’Henri Dahan, directeur pédagogique des lieux, la soixantaine svelte et l’esprit tout aussi fin.

 

Dans sa classe, ce maître n’a pas besoin d’élever la voix pour obtenir des enfants qu’ils soient «vraiment là», comme il le leur rappelle de temps à autre. Une force tranquille, pourrait-on dire si la formule n’était pas confisquée.

 

«La pédagogie Steiner-Waldorf est une pédagogie de l’expérience, dit-il. Elle renforce l’attention profonde. Elle cultive l’impulsion durable et non pas la pulsion immédiate entretenue par une société marchande qui fait des enfants sa cible.» Avec ce projet d’école nouvelle, porté par deux éditeurs estimés à qui le Paris médiatique ouvre bien volontiers ses micros et ses colonnes, l’occasion est là de faire connaître la pédagogie Steiner: les enseignants, qui s’envisagent comme des chercheurs, la formation permanente qui n’est pas un vain mot, le travail de veille sur les sciences du développement, l’éducation, la psychologie, la sociologie, l’éthologie même, puisque la façon d’enseigner varie selon l’âge et les cycles du développement.

 

ÉDUQUER SANS BLESSER

La préoccupation d’Henri Dahan, au fond, au siècle où la chambre à coucher des enfants clignote comme un vaisseau spatial, est de permettre tout de même la construction d’une vie intérieure. Il met en garde contre la dispersion, explique à ses protégés en quoi des moments de solitude sont nécessaires à la connaissance de soi.

 

Il sait bien que dans la Silicon Valley les PDG et cadres sup des sociétés où s’invente le high-tech contemporain confient justement leurs enfants à des écoles Steiner-Waldorf pour les soustraire aux ravages des écrans sur les jeunes esprits en formation – pour leurs enfants à eux, pas d’ordinateur, tablette, iPhone, télévision, téléphone avant le lycée et pas plus de deux heures de connexion les samedi et dimanche.

 

Mais, pour l’heure, le voici qui va de l’un à l’autre dans sa classe, vérifiant si les mots d’allemand à apprendre pour demain sont sus. Et c’est donc à «ce coeur généreux», comme le disait Albert Camus de son instituteur Louis Germain trente ans après avoir quitté l’école, que Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani ont donné une carte blanche et une carte Bleue pour inventer.

 

 

Le couple a rencontré Henri Dahan il y a huit ans à l’Ecole Steiner-Waldorf de Sorgues, près d’Avignon. Ils venaient y inscrire leur fils Antoine après avoir longtemps tourné en rond dans le système scolaire classique. Chez cet enfant attentif à tous et imperméable à la norme scolaire, l’école n’aura fait qu’aggraver jusqu’à l’insupportable le sentiment de décalage et l’inquiétude sur soi.

 

Antoine Capitani, dont les amis disent qu’il est aujourd’hui «gardien des couleurs du ciel», s’est donné la mort dans sa dix-neuvième année, l’hiver 2012. Françoise Nyssen nous raconte des années d’un face-à-face «désespérant» avec les enseignants, les mots qui accusent et qui figent. Avec les enfants singuliers, l’école ne sait pas y faire, elle est souvent brutale. Une forme de harcèlement scolaire s’exerce sur eux. Ils s’épuisent en vain à donner satisfaction. L’anxiété des parents, les soirées qui tournent à vide autour des devoirs et de la question scolaire achèvent de les convaincre qu’ils déçoivent, quand il faudrait au contraire prendre leur défense et faire barrage contre une institution qui meurtrit. Eduquer n’est pas blesser.

 

Pour autant, le Domaine du Possible n’est pas une école réservée aux intelligences réfractaires ni une succursale de la contestation. Pas non plus une institution complètement réservée à l’élite. Une vingtaine d’élèves viennent de milieux très aisés, et dix des classes moyennes: leurs familles versent de 2 000 à 6 000 euros par an en fonction de leurs revenus. Trois sont parrainés et ne versent que 80 euros par mois. Le Fonds de Dotation Antoine Capitani cherche d’autres parrains.

 

La plupart des enfants ont un passé scolaire sans histoire et seraient à leur aise dans l’école du quartier. Ils viennent ici découvrir autre chose. César n’a pas aimé la brutalité des relations dans sa cour de primaire et trouve que les relations sont cette année «plus profondes». Il y a là aussi quelques élèves à la curiosité déçue qui disent s’être beaucoup ennuyés «avant».

 

Une fillette a eu droit à toutes les étiquettes dys – dyscalculique, dysorthograhique, dyslexique, dyspraxique. Sa mère a dit stop. Une longue fille diaphane très poétique fredonne sans y penser en travaillant son nombre premier – peut-être sa façon à elle de se concentrer. Ailleurs, Mia serait rappelée à l’ordre, ici, on la laisse tranquille. D’une certaine souplesse naît cette harmonie. L’après-midi, dans la campagne, Mia nous a dit que l’an dernier elle avait mal au ventre souvent, même le samedi matin au réveil en pensant aux devoirs pour lundi. Envolé son chagrin, à l’école d’Actes Sud.

 

Anne Crignon

 

Source:  bibliobs.nouvelobs.com


05/01/2016
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